Pour le profane, il y a des sujets qui ne semblent tout simplement jamais intéressants. Il n’y prête alors attention qu’anecdotiquement, se contentant d’une connaissance en surface de ce qui lui semble être une quantité infinie d’informations, dont le seul objectif est de lui permettre de s’immiscer dans des conversations fournies. C’est, en somme, ce que Brel appelait “se suffire”, une maladie de l’âme qui décide de se contenter du minimum et qui accepte de ne jamais aller au-delà. C’était la conviction de nombreux penseurs, qui voyaient dans ce qu’ils appelaient “l’Ignorance’” une paresse de l’esprit.


Haute Culture et Ruissellement

Bien qu’il ne soit pas commun aujourd’hui de prendre une allure hautaine face à celui qui ne sait pas ce que l’on sait, beaucoup décident très tôt de diagnostiquer une maladie sociale plus profonde, qui prend racine dans une culture populaire détachée de la « Haute Culture » comme source de savoir. Ce serait donc aux détenteurs de savoir de guider — d’enraciner ceux qui ont perdu le droit chemin et qui ont décidé de s’isoler de leur mentorat.

Steiner écrivait :

« La culture est asphyxiée lorsqu’elle est confinée à une élite ; elle s’épanouit seulement lorsqu’elle est accessible, sans médiation, à tous ceux qui en ont soif. »

Steiner voyait en la responsabilité des classes aisées de laisser “ruisseler” le savoir d’en haut et d’agir en garde-fous pour éviter que la culture populaire ne “contamine” la source. Ainsi, l’ignorant devient assujetti aux lois sociales dominantes et subit cette contamination culturelle sans même le réaliser. Il est facile, rétrospectivement, d’expliquer cette panique des classes privilégiées par l’évolution des sociétés : l’Homme, libéré du joug féodal et salarié, ne suit plus la route ardue de l’ascension sociale, mais construit une culture d’opposition — une mise en branle qui a donné naissance à toutes les sous-cultures populaires du XXe siècle.

Si l’on reprend cette analyse sociologique, l’élite de “là-haut” s’est soudainement vue contrainte de se prétendre “du peuple”, apaisant ainsi ceux qui, abusés, pointaient du doigt leur déconnexion. Mais ces théories, bien qu’elles éclairent les limites des positions de Steiner et de ses disciples, omettent une raison centrale de cette écriture : le droit à l’information.


Droit à l’Information

La majorité des lecteurs de cet essai le consulteront probablement via un appareil qui pose l’intégralité du savoir humain dans le creux de leurs mains. Et même si je ne suis pas le premier à le dire, le ruissellement dont Steiner parlait n’existe tout simplement plus. S’il reste des informations cachées, elles le sont par des agents de l’État, qui les considèrent comme une source de danger public. Aujourd’hui, tout (ou presque) se sait, pour le meilleur comme pour le pire. Alors, cette paresse de l’esprit qui pousserait les hommes à se laisser assujettir à la “maladie de l’Ignorance”, d’où vient-elle?


Apathie Culturelle

Il faut tout d’abord revoir notre définition : ici, l’Ignorance est le choix conscient de limiter son accès à certaines connaissances, non pas par manque d’opportunité, mais pour préserver un sens d’identité dans le foisonnement d’informations. Ce n’est donc pas une « paresse de l’esprit », mais un système de protection — une manière de garder intacte son existence face à la stimulation omniprésente du monde.

Peut-on, ainsi, rétorquant à Brel, “se suffire” ? Peut-on chercher une stabilité intérieure en choisissant d’ignorer des informations superflues ? L’Apathie Culturelle, qui semble gagner du terrain dans les communautés populaires, est-elle vraiment réductible à de la paresse ? Anecdotiquement, l’Homme débordé, accablé de responsabilités, qui décide de ne pas s’aventurer dans la mer des actualités pourrait-il incarner celui qui n’a tout simplement pas le temps de s’y plonger ? Ou peut-être cet adolescent, pourtant libre de son temps, qui trouve dans l’approfondissement de certaines connaissances une stimulation excessive ?

Il existe des marqueurs identitaires dont on ne prend pas toujours conscience. Un tri culturel nous permet de nous rapprocher de sujets qui nous tiennent à cœur, laissant, figurativement, “de la place” aux informations superficielles que l’on ajoute par-dessus notre centre d’intérêt principal. Certes, l’accès à l’Information est aujourd’hui plus facile, mais peut-être est-ce précisément cela qui motive une envie d’Ignorance — celle qui consiste à se joindre à des communautés qui ne contiennent que l’essentiel des informations nécessaires, sans les éléments que l’on cherche à éviter. Cela permet de faire partie d’un groupe qui développe progressivement une large sous-culture : des îlots de spécialisation.


Mythe de l’Ignorance

Ces îlots de stabilité culturelle créent un environnement générant un fort sentiment d’appartenance. Des blagues comprises uniquement par les initiés, une syntaxe ou même un langage propre, qui, à eux seuls, font sentir profane toute personne s’aventurant dans ces recoins de la toile. Le savoir, même populaire, n’est plus un système institutionnalisé mais une création collective où l’Ignorance d’informations externes devient un choix structurant.

Face à ces nouvelles réalités, l’idée d’une Ignorance “maladive” devient un concept obsolète. Nos contemporains font de l’autonomie culturelle — et de l’approche superficielle d’autres sujets — un élément essentiel de leur rapport à la culture et à l’information. Il s’agit d’un système social nouveau, où la volonté d’ignorer libère de l’obligation de tout connaître et de s’assujettir aux communautés d’autrui.


Conclusion

En déconstruisant l’Ignorance, on constate d’abord qu’elle n’était autrefois qu’une réelle impossibilité d’accès à l’information, l’élite étant historiquement la seule détentrice du savoir, et donc responsable de sa diffusion. Cependant, avec l’accès universel, l’opposition disparaît et laisse place à des sous-cultures de plus en plus fragmentées, évoluant au sein d’une “mare d’informations” omniprésente. Ce phénomène permet un échappatoire où l’on se congratule d’avoir créé un espace expurgé des superflus. C’est une réponse au monde qui mérite d’être comprise comme un choix et non comme une “maladie” dont on devrait blâmer l’époque.

- yaro